Riccardo del fra

RICCARDO DEL “FREE” – CITADELLE DE BOURG #LIVE REPORT @ FRANCK HERCENT

Le château de la citadelle de Bourg sur Gironde surplombait massivement la Dordogne et de sa terrasse on pouvait admirer le soleil se coucher au loin, dans un rehaut « jaune Turner » sous la palette bigarrée des bleus qu’offraient les reflets du ciel ce vendredi 5 avril, pour une soirée attendue comme un millésime rare servi généreusement : le quintette de Riccardo Del Fra présentant son projet Moving people.

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C’est donc emplis de lumière que l’on embarqua dans la salle préparée à cet effet par « Bourg Art et Vins » pour savourer le swing vivifiant distillé par le sémillant équipage du capitaine Del Fra à savoir Carl-Henri Morisset au pianocktail ; Nicolas Fox aux rythmes euphorisants ; Gabriel Gosse à la guitare grisée et Rémi Fox au saxophone capiteux… Est-il besoin de faire remarquer l’homologie qu’entretiennent le vin et le swing tant dans leur technique, leur fermentation, leur maturation, leur dégustation que leur partage… ? D’ailleurs, rajoutez juste 2 lettres et demi au mot VIN : un S comme un soupçon de saxophone sur un V qui vibre (ou qui voit double, c’est selon…) et terminez par un G de Groove vous obtiendrez de suite l’ivresse enchanteresse du mot SWING. L’un contenant l’autre. CQFD.

Ou pour le dire de façon moins prosaïque, dans un alexandrin Baudelairien, « L’âme du vin » promet comme celle du jazzman :

« Un chant plein de lumière et de fraternité. »

Fraternité fut le mot de cette soirée (et ce n’est pas un vain mot par les temps qui courent…). C’est ainsi que Riccardo Del Fra débuta la soirée en dédiant son projet aux migrants, portant ainsi un message de concorde entre les nations. « Espoir à travers action et résistance, pour une compréhension mutuelle des peuples, solidarité et empathie pour l’Autre, compassion et vision d’avenir. » Tel se définit l’album Moving people né à Berlin à l’initiative de la fondation Genshagen qui œuvre pour le dialogue artistique et culturelle en Europe.

Rien n’est moins inutile que l’art. Pour sauver, pour construire, pour édifier. Si cet équipage eût été en mer c’eût été pour accueillir en son sein quelque noyés pensifs qui parfois descendent en eaux troubles. Dès les premiers morceaux le contrebassiste commente chacune de ses compositions. Ainsi « Ressac » pour lequel il souligna fort justement le palindrome « casser »  « Ressac » est une mini-suite pour trois improvisateurs. C’est aussi une méditation existentielle évoquant cette photographie d’un enfant échoué sur les côtes turques qui avait secoué le monde en 2015. 

La pièce « Children Walking (Through A Minefield) » est conçue comme si c’était une musique pour un dessin animé imaginaire. C’est un grand solo de batterie, très écrit. Les enfants jouent dans un champ jusqu’à une explosion soudaine. Ensuite, on devine les militaires, les courses poursuites, les coups de feu. Les plus mélomanes entendront une (courte) citation de Beethoven (3° mouvement de la 6° symphonie).

Puis, le compositeur romain évoqua la puissance de l’écriture cinématographique et son goût pour les contes, notamment ceux de Jorge Luis Borges. On connait la richesse de sa carrière : d’abord guitariste, puis bassiste électrique, il ne se remet pas de sa découverte simultanée de Charles Mingus et de Paul Chambers… C’est le choc ; il achète une contrebasse et l’étudie en autodidacte ! Il collabore pour la musique des films de Fellini notamment La cité des femmes, Just Friends (histoire d’un saxophone ténor doublé par Archie Shepp), du génial Ennio Moricone et de Lucas Delvaux, entre autres. 

Riccardo Griffin Parland 6400 éta 1Il accompagna les meilleurs jazzmen comme Dizzy Gillepsie, Art Farmer, Tommy Flanagan, Les Jazz Messengers, Sonny Stitt, Lee Konitz, Toots Thielemans, Feddie Hubbard, Barney Wilen, Dave Liebman, Alain Jean-Marie, Phillip Catherine, Roy Hargroove ou Airelle Besson. On le voit ici sur cette photo d’archive avec Horace Parlan, Johnny « Little Giant » Griffin,  Brad Wheeler et Jean-Pierre Arnaud à JAZZ IN MARCIAC le mardi 12 août 1997 rien moins qu’en première partie de Ray « The Genius » Charles et des Giants of Jazz avec Wynton Marsalis. En 2005, il offre un autre bijou : l’album Roses & Roots, disque-voyage, souvenirs de lieux et d’êtres qui ont jalonné sa route. En 2006, il reçoit le Django d’Or du « musicien confirmé », plus haute distinction décernée dans le monde du jazz… et, en 2008, l’Académie du jazz lui décerne le prix du « meilleur musicien européen ».

Plus on avança dans le concert et plus on entra dans la vie du musicien italien qui rencontra Chet Baker (surnommé le James Dean du jazz) en 1979, déjà légende vivante de la coolitude West Coast, ange rebelle et pudique tel qu’on le voit sur les sublimes épreuves de l’écrivain/photographe William Claxton. Chet, après avoir découvert le Bebop avec Bird (Charlie Parker), Dizz (Dizzy Gillepsie) et admiré le Prez (Lester Young) dans ses jeunes années, fut consacré en 1954 meilleur trompettiste devant Miles… Faut dire que la trompette de l’auteur de Comme si j’avais des ailes alliée à son chant délicat portée par des textes poétiques est un cocktail détonnant. On rapporte des concerts Live de l’époque où le public fondait littéralement… Riccardo Del Fra très philosophe ce soir, interpréta « I am a fool to want you » après avoir évoqué les années passées avec Chet (environ 9 ans et 12 albums) ainsi que la difficulté de jouer « maintenant » ce qui s’est passé « avant ».

Capture d’écran 2019 04 16 à 15.37.33 1Rappelons que ces années furent intenses. Riccardo, alors invité par le trompettiste américain à séjourner une vingtaine de jours en Allemagne, va finalement rester neuf mois avec lui. « Du jour au lendemain j’ai tout laissé tomber. J’avais l’impression d’être Jack Kerouac. On the Road. J’ai appris énormément avec Chet. En particulier au niveau des standards. Avant, je lisais beaucoup la musique. Lui était plutôt partisan de l’apprentissage par voie directe ». Et quand il parle de sa musique, c’est en ces termes : « La perfection, on le sait, n’existe pas. Mais lui, quand il joue, il en est très proche. Et quand on joue avec lui, il faut vraiment servir la musique et se libérer de son ego. Disons que sa virtuosité est plus magique que technique. » Ces propos du contrebassiste romain pourraient être une définition valable pour tout compositeur de jazz.

Mais revenons au concert : bien ancré dans son époque Riccardo Del Fra continua avec « The sea is behind », évoquant le naufragé qui a survécu au passage de Charibde et Scylla. C’est un plaisir d’avoir un concert où chaque morceaux furent commentés et replacés dans leur contexte ou plus largement dans la structure du projet Moving People. Il faut souligner que Riccardo à étudié la sociologie et l’anthropologie en parallèle du conservatoire. D’où son engagement citoyen et sa justesse d’analyse. Ceci expliquant cela…, et puis, on est jazzman ou on l’est pas !

S’ensuivirent « Around the fire », lumière tamisée, ombres caravagesques pour un solo de contrebasse  avant d’être rejoint par ses comparses, jeune garde affûtée qui promet le meilleur et qui interprétèrent « Street scenes », encore en référence à l’actualité sociale et politique. Mais je dois dire que c’est au 8° morceaux que la tension monta encore d’un cran poussée par les fulgurants frères Fox à la batterie et au saxophone. Clameur sourde dans le public. Cerveau brumeux. Etats de conscience modifiée. 

(Petit lexique pour comprendre ce qui va suivre : la Bopamine est la dopamine du jazzman autrement dit le neurotransmetteur du plaisir ; la scissure de Mingus est le sillon latéral du cerveau chez le jazzman appelé scissure de Sylvius chez tout un chacun ; l’ocytoswing est « l’hormone du bonheur » chez le jazzman appelée ocytocine chez l’être humain. La démonstration  qui va suivre requiert toute votre attention car elle est scientifique et intemporelle dans toute expérience jazz de transcendance musicale. Elle nécessiterait en outre le recours à l’image cinématographique mais contentons-nous du seul support écrit pour le moment…). Ces précautions sémantiques prises, le jazzman étant une espèce en voie de disruption… nous allons analyser ces états de BOP – à lire au second degré, bien entendu – cela va de swing !

cerveau extase 1

Etat de BOP : Bouffée Obsessionnelle Propulsive

 

Vous ressentez comme des bouffées de candeur
Sous le flux de messagers chimiqu’s torrentiels.
Ces neuromédiateurs ou « Neuro-radiateurs »
Font un feu d’artifice d’amour a-m-i-v-e-r-s-e-l.

 

J’insisterai tout particulièrement
Sur les effets liant de l’ocytoswing, hormone
Du bien-être, de l’attraction, de l’attachement
Qui, pour être exact, vous excite les axones !

 

Ensuite, c’est le rush tellurique de bonheur
Grâce à un pic important de libération
De Bopamine qui innonde les récepteurs
MétaBoptropiques sans i-n-t-e-r-r-u-p-t-i-o-n.

 

Les mille quatre cent centimètres cube de
La boîte crânienne sont submergés, notamment
Le cortex orbitaux frontal, l’amygdale
Cérébrale, l’hippocampe, le cortex tem-

 

Poral, juste sous la scissure de Mingus.
Le mésencéphale est activé, ainsi que
Le débit sanguin du striatum ventral, plus
L’aire de Broca et l’aire de Wernicke.

 

Autrement dit, la Musique ouvre sur un monde
Sensible totalement vertigineux où E –
Motions, expression et sentiments se répondent…
De concert…! Plusieurs facultés sont stimulées !

 

La mémoire, l’ langage, l’ jug’ment, le rire !
(Dont l’aire motrice supplémentaire est commune
Avec la musique) ne cessent d’inter-agir.
Pour autant… est-ce l’aire de l’Art qui s’allume ?

 

J’ serais tenté d’ répondre par l’affirmative
Surtout que vous avez les lobes du Bop
(C’est-à-dire le cortex frontal qui s’active)
Et aussi ce plaisir sans nom que rien ne stoppe.

 

Particulièrement lorsque la musique est
Dans les cordes de celui qui va jouer LE son
Que vous souhaitiez et qu’après avoir vibré
Celui-ci va pénétrer dans le pavillon

 

Pour se faufiler dans le conduit auditif
A la rencontre du tympan puis de la cochlée,
Tourbillon miniature de cellules cillées
Qui transmett’nt et transform’nt, dans le nerf auditif,

 

Les vibrations acoustiques en messages électriques
Pour vous emmener à l’expérience du Free son.
Désorientation spatiale et temporelle utopique…
Les barrières du moi se dissipe. Création.

 

Vous êtes face au sentiment d’éternité !
Cinq fois par second’ des petits bruits sort’nt de votr’ cœur !
Votre diaphragme s’est contracté. Vous riez !
L’air est expulsé à 100 Kilomètres-heures

 

Suite à ce moment d’extase, – écrivons-le extazz (N.d.A)
ce simple son qui sème une saveur secrète -, 

 

le public afficha son contentement et applaudit longuement. Puis, ce fut la fin du concert avec le final qui est le premier morceau de l’album éponyme : Moving People. Certains se levèrent et tous applaudirent pour demander un rappel. L’ensemble du groupe revint alors des coulisses, traversa la salle à travers le public pour remonter sur scène. On retrouva dans cet ultime morceau des intensités du 8° décrit précédemment.

Capture d’écran 2019 04 16 à 15.32.59Ce climax poétique est propre au jazz. Il confine parfois – bien que trop rarement – au surréalisme. Les surréalistes (quoique parfois ambivalents quant à la musique) l’avaient d’ailleurs bien identifié. Breton était conscient de ce magnétisme, dénigrant violemment l’artificialité facile de la prose ou l’aspect mécaniste de la musique, lui préférant sans conteste le surgissement authentique de l’inspiration poétique, de l’humour et de la transe. Un André Breton qui taquinait sans cesse ses amis et qui tenait réunion au café Cyrano… D’ailleurs on imagine sans peine que le pape du surréalisme eût apprécié le concert nocturne donné au musée Picasso en 2015 sous la direction de Riccardo Del Fra par ses élèves du conservatoire entourés par les toiles du peintre catalan. Peut-on rêver plus beau cadre pour une envolée jazzistique, Almost Blue ?

Oui, car Riccardo Del Fra, Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres est également enseignant et dirige le département Jazz et Musiques improvisées au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Il fait rimer transmission et création, le mouvant et l’émouvant, motion et emotion (en anglais dans le livret de l’album). « Je pense qu’une urgence est nécessaire à la confection d’un disque. Faire un disque pour faire un disque, ou pour vendre son groupe, me paraît un peu désuet. Il existe déjà tellement d’albums magnifiques » déclara-t-il un jour à la presse. Profil bas, profil basse pour Riccardo Del Fra, Riccardo Del Free,  Riccardo Del Frazz, Riccardo Del Foi. Ou pour reprendre une autre de ses citations : « Je vibre donc je suis. »

                                                                                                                                      Franck Hercent

Illustration « Cerveau d’un jazzman en extase » : Hervé Seguret/Photocourt. www.herveseguret.com et www.photocourt.com 

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